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Restait cependant toujours la possibilité, évidemment, qu’ils flairent un truc pas net. Après tout, flairer les trucs pas nets était leur spécialité, et ils devaient connaître les antécédents d’Annie Wilkes. Si jamais les événements prenaient cette tournure, qu’il en soit ainsi… mais il songea que la déesse était bien capable de leur glisser une ultime fois entre les doigts.

A son avis, Paul connaissait maintenant suffisamment les détails de l’histoire. Dès son réveil, Annie avait constamment écouté la radio et la disparition du policier de l’État, dont le nom était Duane Kushner, suscitait un certain émoi. On avait signalé le fait qu’il était sur les traces du fameux écrivain Paul Sheldon, mais on n’avait pas fait le lien, même à titre spéculatif, entre la disparition du jeune flic et celle de Paul. Du moins, pas encore.

La montée printanière des eaux avait culbuté et fait rouler la Camaro jusqu’à huit kilomètres de l’endroit de l’accident. Elle aurait très bien pu rester encore un mois ou un an sans être découverte, au fond de la forêt, si le hasard ne s’en était pas mêlé. Une patrouille de deux hélicos de la Garde nationale, dépêchée dans le cadre d’une enquête à l’aveuglette de drogue (plus prosaïquement, de fermes où l’on cultivait du hasch), avait aperçu quelque chose qui brillait et s’était posée non loin, dans une clairière, pour aller y voir de plus près. La gravité de l’accident n’avait pu être appréciée dans la mesure où la Camaro avait été encore plus violemment maltraitée dans sa course jusqu’à l’endroit où elle avait échoué que lors de sa chute dans le ravin. La radio n’avait pas dit si l’on avait trouvé des traces de sang au cours de l’enquête judiciaire (si enquête judiciaire il y avait eu). Paul n’ignorait pas que même l’examen le plus détaillé n’aurait guère de chances de tomber sur de rares et précieuses traces de sang : la voiture avait passé une bonne partie du printemps prise dans le flot torrentiel de la fonte des neiges.

Et dans le Colorado, l’opinion s’inquiétait surtout du sort du policier Duane Kushner – comme devaient sans doute le prouver ces deux visiteurs. Pour l’instant, les spéculations tournaient autour de trois substances illégales : le hasch, les alambics pour l’alcool clandestin et la cocaïne. Il paraissait possible que Kushner fût tombé par hasard sur une plantation de l’une, une distillerie de la seconde ou un stock clandestin de l’une des trois, pendant qu’il était à la recherche de traces de ce pied-tendre d’écrivain. Et au fur et à mesure que s’amenuisait l’espoir de retrouver le jeune flic vivant, on commença à se demander, sur un ton qui montait, comment il se faisait qu’on l’eût envoyé tout seul pour cette mission ; et si Paul doutait que l’État du Colorado fût assez riche pour financer le doublement de ses hommes de patrouille dans les véhicules de police, ils passaient manifestement la région au peigne fin en équipes de deux pour retrouver Kushner. On ne prenait pas de risques.

Goliath fit un geste en direction de la maison. Annie haussa les épaules et secoua la tête. David dit quelque chose. Au bout d’un moment elle acquiesça et les précéda sur le chemin jusqu’à la porte de la cuisine. Paul entendit grincer les gonds de la moustiquaire, et ils furent à l’intérieur. Tant de bruits de pas en provenance de la cuisine avaient quelque chose d’effrayant, presque comme une profanation.

« Quelle heure était-il lorsqu’il est venu ? » demanda Goliath – ce ne pouvait être que lui. Il avait une voix grondante à la raucité fourbie à la nicotine.

— Vers quatre heures, répondit Annie, à quelque chose près. Elle venait juste de tondre son gazon et elle ne portait pas de montre. Il faisait une chaleur terrible, elle s’en souvenait très bien.

« Combien de temps est-il resté, madame Wilkes ?

— Pas madame, mademoiselle, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.

— Excusez-moi. »

Annie dit qu’elle ne savait pas exactement, mais en tout cas pas très longtemps. Cinq minutes, peut-être.

« Il ne vous a pas montré une photo ? »

Si, dit Annie, et c’était même pour cela qu’il était venu. Paul était fasciné par le ton calme et composé, charmant, même, avec lequel elle répondait.

« Et connaissiez-vous l’homme sur la photo ? »

Annie dit que certainement, qu’il s’agissait de Paul Sheldon, elle l’avait reconnu tout de suite.

« J’ai tous ses livres, ajouta-t-elle. Je l’aime beaucoup. Le lieutenant Kushner avait été très déçu. Il disait que dans ce cas, je savais de quoi il était question. Il paraissait très découragé. Il avait aussi l’air d’avoir très chaud.

— Ouais, c’était une journée sacrément chaude, en effet », fit Goliath.

Paul s’alarma : sa voix lui avait soudain paru nettement plus proche. Dans le salon ? Oui, il se trouvait presque certainement dans le salon. Armoire à glace ou pas, ce type se déplaçait comme un foutu lynx. Lorsque Annie répondit, sa voix s’était également rapprochée. Les flics avaient poursuivi leur chemin jusque dans le salon, et elle les avait suivis. Elle ne les avait pas invités à s’y rendre, ce qui ne les avait apparemment pas retenus. Histoire de prendre un peu l’air de la maison.

Bien que son écrivain favori fût maintenant à moins de douze mètres, la voix d’Annie conserva son calme. Elle avait demandé au jeune flic si un café glacé ne lui ferait pas plaisir ; il avait répondu qu’il n’avait pas le temps. Alors elle lui avait proposé d’emporter une bouteille bien fraîche de-

« Attention, ne me cassez pas ça, je vous prie ! » s’interrompit elle-même Annie, sa voix montant d’un cran. « J’aime beaucoup ces objets et certains sont très fragiles.

— Désolé, mada… mademoiselle. »

Ce devait être David. Il s’était excusé à voix basse d’un ton humble et surpris. En d’autres circonstances, un tel ton de la part d’un flic aurait pu être amusant, mais les circonstances étaient ce qu’elles étaient, et Paul ne trouva pas ça comique. Assis tout raide sur son fauteuil, les mains étreignant les bras métalliques, il entendit le bruit menu de quelque chose que l’on repose délicatement (peut-être le pingouin sur son bloc de glace). Il imagina Annie tripotant son sac kaki, puis la voix de l’un des flics – celle de Goliath, probablement – qui lui demandait ce qu’elle pouvait bien trimbaler dans ce sac…

Alors la fusillade commencerait.

« Vous étiez en train de dire quelque chose, reprit David.

— Oui, que je lui ai demandé s’il ne voulait pas emporter un Pepsi bien frais du frigo, avec cette chaleur. Je range les bouteilles tout à côté du compartiment de congélation, et elles ne pourraient pas être plus froides sans geler. Il a répondu que ce serait très gentil. C’était un garçon extrêmement poli. Quelle idée, aussi, de laisser un gamin comme ça se débrouiller tout seul, non ?

— Est-ce qu’il a bu le soda ici ? » demanda David, ignorant sa remarque.

Sa voix s’était encore rapprochée. Il avait traversé le salon. Paul n’avait pas besoin de fermer les yeux pour se le représenter sur le seuil de la porte, examinant le petit couloir qui passait devant la porte de la salle de bains et se terminait devant celle de la chambre d’ami. Paul se raidit encore dans son fauteuil, le pouls battant fort dans sa gorge décharnée.

« Non », répondit Annie, d’un ton qui avait retrouvé tout son calme. « Il l’a emporté. Il a dit qu’il devait continuer.

— Qu’y a-t-il par là ? » demanda à son tour Goliath.

Il y eut un double claquement, assourdi et un peu creux, de talons de bottes, tandis que le flic quittait le tapis du salon pour s’engager sur le plancher nu du couloir.

« Une salle de bains et une chambre supplémentaire. J’y dors parfois lorsqu’il fait très chaud. Vous pouvez regarder, si vous voulez, mais je vous jure que vous n’y trouverez pas votre lieutenant ficelé sur le lit.

— On s’en doute bien, mademoiselle », fit David. Et à la grande stupéfaction de Paul, les bruits de pas et de voix s’éloignèrent de nouveau vers la cuisine. « Est-ce qu’il vous a paru nerveux ou excité à propos de quelque chose pendant qu’il était ici ?

— Non, pas du tout. Il avait chaud et il avait l’air découragé. »

Paul respirait de nouveau.

« Rien ne semblait le préoccuper ?

— Non.

— Est-ce qu’il vous a dit où il devait aller, ensuite ? »

Les deux flics ne le remarquèrent certainement pas, mais l’oreille entraînée de Paul ne s’y trompa pas et nota sa brève hésitation avant de répondre : un piège pouvait se cacher dans cette question, une bombe à retardement susceptible de se déclencher au bout d’un certain temps ou même tout de suite. Non, finit-elle par dire, il avait pris en direction de l’ouest et elle avait donc pensé qu’il partait vers Springer’s Road et les quelques fermes de ce secteur.

« Merci de votre coopération, mademoiselle, dit David. Il se peut que nous soyons obligés de revenir prendre votre déposition un peu plus tard.

— Très bien, dit Annie. Quand vous voudrez. Je ne vois pas beaucoup de monde, dans ce coin.

— Voyez-vous un inconvénient à ce que nous jetions un coup d’œil dans les dépendances ? demanda soudain Goliath.

— Absolument aucun. Simplement, n’oubliez pas de dire bonjour en entrant.

— Bonjour à qui, mademoiselle ? s’étonna David.

— Eh bien, à Misery. Ma truie. »

 

Misery
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